128 pages, 21.5x21.5 cm, 100 photos couleur, 18.00 €

mercredi 14 novembre 2012

L’expressionnisme allemand et Bangkok Night


Comparaison entre l’expressionnisme allemand et Bangkok Night
Chris Coles

 (exposé présenté au FCCT de Bangkok, le 19 octobre 2012)


To Oskar Panizza, George Grosz
Ce soir, je vais vous faire un petit exposé sur la peinture expressionniste allemande. Pas en tant qu’érudit ou historien de l’art, mais en tant qu’artiste. Je vais vous dire en quoi je trouve ce mouvement si intéressant, pourquoi il me plaît et comment je m’en suis inspiré pour cette série de tableaux que j’ai appelée Bangkok Night.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours aimé l’expressionnisme et mes tableaux préférés sont quasiment tous des œuvres de peintres expressionnistes, pour la plupart allemands comme George Grosz, Emil Nolde, Otto Dix, Kirchner, Beckmann, Schmidt-Rottluf, Jawlensky, plus quelques autres comme Ensor, Schiele et Kokoschka.

Ce que je trouve intéressant dans la peinture expressionniste, ce sont les personnages et lieux représentés, l’utilisation de couleurs vives souvent peu harmonieuses, la distorsion des images et la technique grossière.

Elle m’a aidé lorsque je m’efforçais de trouver mon propre style avec lequel je peux désormais traduire mes pensées, observations et sentiments sur ce que je vois quand j’erre dans l’immensité et la diversité de lieux et de gens, de cette industrie qu’est la vie nocturne de Bangkok.

Ratchada Poseidon, Chris Coles
On me demande souvent ce qu’est au juste la vie nocturne de Bangkok. La réponse varie selon la personne à qui vous la posez.

Il y a une vision prétendument réelle ou objective qui s’avère en fait si subjective qu’il est difficile de trouver deux personnes qui soient d’accord à son sujet.

Ensuite, il y une vision fantasmagorique et festive qui ne décrit pas vraiment une réalité objective, mais qui a plutôt la consistance d’un nuage diffus où s’accumulent toutes sortes de théories, d’articles de journaux et de magazines, d’émissions de télé, sensationnelles ou non, de chansons pop comme One Night in Bangkok, auxquels s’ajoutent les histoires racontées entre amis, rapportées par des connaissances ou sur divers blogs, comme par exemple la chronique hebdomadaire de Stickman ou le blog Bangkok Eyes qui fait un historique chronologique et détaillé su Bangkok nocturne.

La vision fantasmagorique est toujours un peu dépassée parce que ce Bangkok-là est en perpétuel changement, qu’il s'agisse des établissements, de sa démographie, des quartiers, des modes vestimentaires, des vogues, des gens ; en conséquence, notre perception globale est toujours en retard.

Self Portrait, Otto Dix
D’autres versions de Bangkok Night sont données dans divers romans, comme ceux de Christopher G. Moore, John Burdett, Stephen Leather, Jake Needham et Dean Barrett.

Il y a également celle que Nick Nostitz nous a délivrée dans Patpong: Bangkok’s Twilight Zone, un livre de photos âpre mais dans le plus pur style expressionniste qui nous offre une plongée dans le Patpong des années quatre-vingt-dix.

Et il y a aussi celles qui sont illustrées dans des films comme Bangkok Dangerous, l’implacable version originale, le récent Hangover II, qui est, par moments et de façon involontaire, hilarant et brille par sa stupidité confondante, et le très récent True Skin, un court-métrage évocateur et puissant où Stephan Zlotescu, un jeune réalisateur de Los Angeles, et « H1 », un jeune directeur de la photo d’origine coréenne, nous montrent Bangkok dans un futur proche.

Il existe encore d’autres versions dans les différents clips musicaux qui sont passés à la télévision thaïlandaise, et plus particulièrement ceux des chaînes musicales de l’Isan où sont mis en scène des jeunes gens originaires de la campagne qui émigrent à Bangkok pour venir travailler dans les différents établissements ouverts la nuit.
Et enfin, il y a la mienne, Bangkok Night, celle évoquée dans mes tableaux, celle dont je vais vous parler ce soir.

Bangkok Boys Town, Chris Coles
Pour moi, Bangkok Night est un univers immense, mystérieux, excitant et noir. Il a une densité et une vélocité incroyables, il est une espèce d’énergie noire.

Cet univers est plein de motifs et de thèmes nihilistes, il est fréquenté par des gens très différents qui viennent de toute l’Asie et même du monde entier ; la nuit bangkokoise les révèle, quelquefois malgré eux, et les visages que nous découvrons peuvent être en contradiction avec ceux qu’ils nous présentent ou croient nous présenter dans leur vie de tous les jours, cette vie prétendue normale, quotidienne, où ils mettent un costard pour aller au travail, contraints et résignés, où ils font ce qu’il faut pour survivre, procréer et réussir dans leur carrière, leur famille ou atteindre une pseudo sécurité financière.

Metropolis, George Grosz
Tout comme le Paris nocturne du début du XXe siècle peint par les fauves ou le Berlin nocturne représenté par les expressionnistes à peu près à la même époque, Bangkok Night est un monde qui ne voit jamais la lumière du jour, ni aucun rayon de soleil.

Tout n’est que ténèbres, néons rougeoyants et divers éclairages artificiels multicolores, fluorescents, clignotants, réfléchis, etc.

Différents fonds musicaux et bruitages se superposent, de façon ininterrompue.

Toutes sortes de femmes et d’hommes, des transsexuels, sont sur leur trente et un, ils sont parés pour la nuit, pas pour le jour. Par milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers, par millions, et ce, mois après mois, année après année. De toutes tailles et de toutes corpulences, beaux, laids, jeunes et moins jeunes.

Ils viennent de Thaïlande, d’Asie, du monde entier – Thaïlandais provinciaux et citadins, Khmers, Chinois, Birmans, Russes, Japonais, Coréens, Arabes, Iraniens, Allemands, Français, Italiens, Turques, Écossais, Scandinaves, Américains, Australiens, Africains.

Thaniya Plaza, Chris Coles
À mon avis, parmi les éléments caractéristiques du Bangkok nocturne, il y a sa densité et sa vélocité.

Sans elles, tout comme ces trous noirs au fin fond de l’espace, Bangkok Night perdrait toute sa puissance, son attraction quasi irrésistible, sa capacité à absorber des millions de gens.

Un autre élément de Bangkok Night est le caractère exacerbé des situations. Souvent très intimes, dramatiques, elles sont interprétées de façon singulière, au vu de tous ; elles sont un matériau brut que j’utilise pour ma peinture avec laquelle j’essaie de montrer à quel point cet enthousiasme et ce désir affichés sont illusoires, voire pathétiques.

Midnite Bar, by Chris Coles
La laideur, ces instants fugaces d’émerveillement et de beauté, ce gâchis de potentiel humain, toutes ces vies tragiquement abimées.

La nuit bangkokoise est pleine d’ambiguïtés, on y trouve toute la palette des nuances. Rien n’est jamais tout à fait clair. Elle est complexe, stratifiée. Quelquefois, elle a un vernis d’ironie, quelquefois une touche d’humour noir, cachée quelque part en dessous.

Les hommes, les femmes, les transsexuels et même les chiens errants de mes tableaux apparaissent sous un aspect agréable, étrange ou sinistre. Ravagés par le désir ou au contraire désirés, sollicitant ou à l’inverse sollicités, ils sont pris au piège dans un milieu darwinien sans pitié. Irrésistiblement, parfois inconsciemment, ils dévorent ou sont dévorés, ils abusent ou sont abusés.

Australian Ladyboy Sex Tourist, Chris Coles
C’est un monde où seuls les plus forts et les plus chanceux arrivent à échapper à l’attraction du vortex et à en sortir indemnes.

Il a quelque chose de ce monde d’insectes et de petits reptiles que nous regardons de temps en temps sur Discovery Channel, tard la nuit avant d’aller nous coucher. Nous sommes à la fois horrifiés et malgré nous fascinés, presque hypnotisés par tous ces zooms avant et arrière sur ces insectes et ces reptiles qui sont, tour à tour, prédateurs puis proies.

Comme un gros plan d’une sauterelle géante et multicolore, digne d’un monstre de science-fiction, en train de dévorer un charançon qui se débat.

Et, soudainement, la sauterelle est elle-même dévorée par une araignée géante encore plus effrayante.

Puis, l’araignée géante, elle-même, est gobée par une espèce de lézard surréel à l’appétit insatiable.

Et ainsi de suite.

Par le prisme de l’expressionnisme, on semble retirer un plaisir étrange de tout cela… un schadenfreude, terme allemand qui désigne le plaisir coupable qu’on éprouve, avec le détachement du spectateur, à la vue des malheurs d’autrui.

Two Dancers, Emil Nolde
Les peintres expressionnistes ont souvent représenté la vie nocturne de Berlin des années 1900 avec un enthousiasme sauvage, en utilisant un style cru et rustique, des couleurs éclatantes, surprenantes, et des contrastes inhabituels.

Dans la plupart des cas, et surtout au début du mouvement, leurs tableaux étaient dénigrés et considérés comme laids, dérangeants, déconcertants et globalement déplaisants à voir.

Les critiques d’art, les responsables politiques et les gens ordinaires accusèrent ces peintres d’être non seulement méprisables, dégénérés et dégoutants, mais aussi d’être des ratés qui feraient mieux d’apprendre à dessiner.

Quant à moi, je me souviens d’un certain blogger qui a mis en ligne la critique suivante : « Coles peint en s’enfonçant un pinceau dans le derrière et en tortillant du croupion devant une toile… »

Un autre critique a récemment écrit sur son blog : « Les barbouillages absurdes et nauséabonds de Chris Coles font des quartiers chauds de Thaïlande un laboratoire de fortune pour ses expériences masturbatoires de peinture aux doigts. »

Midnight Patpong, Chris Coles
Heureusement, avec le temps, d’une manière étrange et presque inexplicable, et, malheureusement, souvent après la mort de l’artiste, ces mêmes tableaux expressionnistes si incroyablement déplaisants, si laids et si dérangeants, deviennent parfois, pas toujours, beaux, voire importants et sont tout d’un coup présentés quotidiennement à un public en extase dans les plus prestigieux musées, achetés et vendus aux enchères pour des millions de dollars par des milliardaires des plus avisés.

Personne ne sait vraiment pourquoi au juste, pas même les historiens de l’art ou les critiques d’art les plus reconnus. C’est un mystère en soit.

Alors se pose la question de savoir ce qui nous intéresse et nous attire dans ces bouts de papier et de toiles, maculés de formes indistinctes et bigarrées, que nous appelons de « l’art » ?

Je crois que cela ressemble un peu à notre fascination quand nous voyons ces photos de galaxies en expansion ou celles d’amas stellaires – des couleurs vives, des énergies colossales qui font et défont l’univers. Cela nous cloue sur place, fige notre cerveau, nous fait nous émerveiller et nous éloigne quelques instants de notre routine quotidienne pour réfléchir.

Voilà qui me ramène à mes propres efforts pour créer une série de tableaux qui reproduit les lieux et les gens qui constituent la nuit bangkokoise, en ce début de XXIe siècle. C’est un mélange de ce qui est réellement présent et de ce que j’imagine être là, dans cette métropole immense, diverse, stratifiée et complexe, qui s’étend sur des kilomètres et des kilomètres, qui emploie et pourvoit aux besoins de centaines de milliers de personnes venant du monde entier en une seule nuit, de millions en une seule année.

Soi Cowboy, Chris Coles
Cette entité est si grande qu’elle émet une lueur pulsante et, vue de haut, elle ressemble à l’une de ces gigantesques galaxies du fin fond de l’espace.

Mais, alors que l’univers s’étend sur 65 milliards d’années-lumière et est composé de milliards et de milliards d’étoiles scintillantes, la nuit bangkokoise, surtout très tard, disons vers 2 h du mat, un samedi, est infinie, elle n’a pas de limites précises et est constellée de dizaines de milliers d’enseignes au néon, de milliards d’ampoules de guirlandes électriques qui clignotent.

Pour finir, laissez-moi vous dire que, tout au moins de mon point de vue, la plupart des tableaux expressionnistes berlinois du début du XXe siècle semblent avoir un dénominateur commun avec Bangkok, en ce début de XXIe siècle.

Je crois qu’il n’est pas anodin que l’art expressionniste, qui a culminé entre 1900 et 1930 en Allemagne, soit apparu pendant une période de chaos social, de désintégration des structures traditionnelles sur fond de guerre mondiale et de massacre à grande échelle.

Ce qui, sans être pour autant identique, n’est pas complètement différent de la situation en Asie et Asie du Sud-Est, qui ces 70 dernières années et encore maintenant, ont subi des transformations souvent violentes et des changement rapides.

Explosion, George Grosz
L’industrialisation fulgurante, l’accumulation de richesses et la création de très grandes fortunes, la migration massive de population des zones rurales vers les villes, les changements structurels rapides et la mondialisation des cultures et des peuples autrefois isolés.

De mon point de vue, il y a clairement un lien entre l’art expressionniste et la situation sociale et politique du monde dans lequel il est né.

Tout comme il y a un lien entre ma peinture, ainsi que celle d’autres artistes, thaïlandais ou farangs, qui travaillent dans le Bangkok moderne, et la situation politique et sociale que connaissent actuellement la Thaïlande et le Sud-Est asiatique.

Siamese Smile, Chatchai Puipia
Je ne crois pas que ce lien entre l’art et la société au sens large soit nécessairement bien documenté, évident, explicite ou limpide, et il n’a pas besoin de l’être.

L’un des intérêts de l’art, et ce qui en fait sa valeur, c’est qu’il explore et rend accessible des zones de nos vies, de notre monde, de nos sentiments ou de nos perceptions qui pourraient passer pour de mauvais goûts, ambiguës, cachées ou voilées, et difficiles, voire impossibles à vraiment comprendre de façon rationnelle et consciente.

En définitive, l’art nous procure un endroit où, pour quelques instants du moins, nous pouvons mettre en veilleuse notre parole, nos soucis quotidiens, nos idées reçues et opinions diverses et variées, pour nous imprégner de couleurs et de formes et, sans aucun risque physique ni danger d’aucune sorte, nous laisser emmener dans ce monde représenté dans le tableau, nos pensées et sentiments étant libres d’errer n’importe où, et même pourquoi pas dans les méandres parfois inquiétants ou méprisés de la vie nocturne de Bangkok.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire